samedi 20 août 2011

Marcel DUCHAMP. Quelques lettres

Jean CROTTI, « Prière bolcheviki», 1920, Gouache sur papier, 63,5 x 47,8 Provenance : Collection Marcel Duchamp



Marcel DUCHAMP, Lettre à Jean CROTTI,




style télégraphique


pour correspondance


en retard


210 WEST 14TH STREET


NEW YORK 11, N.Y.


17 AOÛT 1952

[...]


Tu me demandes mon opinion sur ton œuvre, mon cher Jean – C’est bien long à dire en quelques mots – et surtout pour moi qui n'ai aucune croyance – genre religieux – dans l'activité artistique comme valeur sociale.


Les artistes de tous temps sont comme des joueurs de Monte Carlo et la loterie aveugle fait sortir les uns et ruine les autres – Dans mon esprit ni les gagnants ni les perdants ne valent la peine qu'on s'occupe d'eux ­– C'est une bonne affaire personnelle pour le gagnant et une mauvaise pour le perdant.


Je ne crois pas à la peinture en soi – Tout tableau est fait non pas par le peintre mais par ceux qui le regardent et lui accordent leurs faveurs ; en d'autres termes il n'existe pas de peintre qui se connaisse lui même ou sache ce qu'il fait – il n'y a aucun signe extérieur qui explique pourquoi un Fra Angelico et un Leonardo sont également "reconnus".


Tout se passe au petit bonheur la chance – Les artistes qui, durant leur vie, ont su faire valoir leur camelotte sont d'excellents commis-voyageurs mais rien n'est garanti pour l'immortalité de leur œuvre – Et même la postérité est une belle salope qui escamote les uns, fait renaître les autres (Le Greco), quitte d'ailleurs à changer encore d'avis tous les 50 ans.


Ce long préambule pour te conseiller de ne pas juger ton œuvre car tu es le dernier à la voir (avec de vrais yeux) – Ce que tu y vois n'est pas ce qui en fait le mérite ou le démérite – Tous les mots qui serviront à l'expliquer ou à la louer sont de fausses traductions de ce qui se passe par delà les sensations.


Tu es, comme nous tous, obnubilé par une accumulation de principes ou anti-principes qui généralement embrouillent ton esprit par leur terminologie et, sans le savoir, tu es le prisonnier d'une éducation que tu crois libérée­.


Dans ton cas particulier tu es certainement la victime de l"'Ecole de Paris", cette bonne blague qui dure depuis 60 ans (les élèves se décernant les prix eux même, en argent).


A mon avis il n'y a de salut que dans un ésotérisme – Or, depuis 60 ans nous assistons à l'exposition publique de nos couilles et bandaisons multiples – L'épicier de Lyon parle en termes entendus et achète de la peinture moderne­.


Les musées américains veulent à tout prix enseigner l'art moderne aux jeunes étudiants qui croient à la "formule chimique".


Tout cela n'engendre que vulgarisation et disparition complète du parfum originel.


Ceci n'infirme pas ce que je disais plus haut, car je crois au parfum originel mais comme tout parfum il s'évapore très vite (quelques semaines, quelques années maximum) ; ce qui reste est une noix séchée classée par les historiens dans le chapitre "histoire de l'art"­.


Donc si je te dis que tes tableaux n'ont rien de commun avec ce qu'on voit généralement classé et accepté, que tu as toujours su produire des choses entièrement tiennes, comme je le pense vraiment, cela ne veut pas dire que tu aies droit à t'asseoir à côté de Michel-Ange.


De plus, cette originalité est suicidale, dans ce sens qu'elle t'éloigne d'une "clientèle" habituée aux "copies de copistes", ce que souvent on appelle la "tradition"­.


Une autre chose, ta technique n'est pas la technique "attendue" – Elle est ta technique personnelle empruntée à personne – par là encore, la clientèle n'est pas attirée.


Evidemment si tu avais appliqué ton système de Monte Carlo à ta peinture, toutes ces difficultés se seraient changées en victoires. Tu aurais même pu créer une école nouvelle de technique et d'originalité.


Je ne te parlerai pas de ta sincérité parce que ça est le lieu commun le plus courant et le moins valable – Tous les menteurs, tous les bandits sont sincères. L'insincérité n'existe pas – Les malins sont sincères et réussissent par leur malice mais tout leur être est fait de sincérité malicieuse.


En 2 mots fais moins de self-analyse et travaille avec plaisir sans te soucier des opinions, la tienne et celle des autres.

Affectueusement

Marcel



***




Marcel DUCHAMP, Lettre à André BRETON


210 West 14th St. New York

4 octobre 1954

Cher André,


D'abord vous remercier de m'avoir fait parvenir le texte de Jean Reboul ; entre temps j'ai aussi reçu le livre de Carrouges.


La question de savoir si Carrouges se sert de sa formation surréaliste pour en faire profiter « l'Église » n'appartient pas à ma juridiction, car je ne le connais pas et j'ai lu très peu de ses écrits.


Son idée de grouper sous une même appellation les différentes machines à mythe érotique trouve sa justification tout le long du livre ; il y a un rapprochement évident entre les intentions des différents auteurs considérés.


« Machine célibataire », en ce qui concerne La Mariée..., terme décrivant un ensemble d'opérations, n'a pour moi que l'importance d'un titre partiel et descriptif et non pas celle d'un titre à thème intentionnellement mythique.


De même la Mariée ou le Pendu femelle est une « projection » comparable à la projection d'une « entité imaginaire » à 4 dimensions dans notre monde à 3 dim. (et même dans le cas du verre plat à une re-projection de ces 3 dimensions sur une surface à 2 dim.).


À l'aide de la boîte verte Carrouges a mis à jour le processus sous-jacent avec toute la minutie d'une dissection sub-mentale. Inutile d'ajouter que ses découvertes, si elles forment un ensemble cohérent, ne furent jamais conscientes dans mon travail d'élaboration parce que mon inconscient est muet comme tous les inconscients ; que cette élaboration portait plus sur la nécessité consciente d'introduire l'« hilarité » ou au moins l'humour dans un sujet aussi « sérieux ».


La conclusion de Carrouges sur le caractère athée de la "Mariée" n'est pas déplaisante mais je voudrais seulement ajouter qu'en termes de "métaphysique populaire" je n'accepte pas de discuter sur l'existence de Dieu - ce qui veut dire que le terme athée (en opposition au mot croyant) ne m'intéresse même pas, non plus le mot croyant ni l'opposition de leurs sens bien clairs :

Pour moi il y a autre chose que oui, non et indifférent - C'est par exemple l'absence d'investigations de ce genre.

[...]


***


Marcel DUCHAMP, Lettre à Jehan MAYOUX



[...]

- Autant que je me rappelle ce que j'ai écrit dans la lettre parue dans Medium, je refuse de penser aux clichés philosophiques remis à neuf par chaque génération depuis Adam et Eve, dans tous les coins de la planète -. Je refuse d'y penser et d'en parler parce que je ne crois pas au langage. Le langage, au lieu d'exprimer des phénomènes subconscients, en réalité crée la pensée par et après les mots (je me déclare "nominaliste" très volontiers, au moins dans cette forme simplifiée).

Toutes ces balivernes, existence de Dieu, athéisme, déterminisme, libre arbitre, société, mort, etc., sont les pièces d'un jeu d'échecs appelé langage et ne sont amusantes que si on ne se préoccupe pas de "gagner ou de perdre cette partie d'échecs" -.

En bon "nominaliste" je propose le mot Patatautologie qui, après répétition fréquente, créera le concept de ce que j'essaie d'exprimer par ce moyen exécrable : le sujet, le verbe, le complément... etc.

Marcel DUCHAMP. Lettres sur l'art et ses alentours. 1916-1956, Paris, L'Échoppe, 2006, 35-38, 47-49, et 52-53