mardi 23 février 2010

SUR DUCHAMP - DANDY


Edward STEICHEN, Marcel Duchamp, 1917. Photographie.
 Collection particulière


Edouard STEINER, Marcel Duchamp, 1917. Photographie.
Philadelphia Museum of Arts


Le Poncif et le génie

Type inventé par Brummell dans les dernières années du XVIIIe siècle, devenu figure littéraire grâce à Balzac, Barbey d’Aurévilly et Baudelaire, le dandy a-t-il encore une place au XXe siècle ? Et si c’est le cas, quelles transformations la société de masse lui fait-elle subir ? À ces questions récurrentes, Giovanna Zapperi propose un certain nombre de réponses grâce à la figure de Marcel Duchamp.

« Brummell a su qu’après Napoléon, on ne pouvait plus être soldat » écrit Alexandre Kojève en 1969. Comparant, lui aussi, Brummell et Napoléon, Byron affirmait qu’il eût préféré être Brummell. En évoquant la célébrité de Marcel Duchamp par l’intermédiaire du témoignage d’Henri-Pierre Roché, qui la compare à celle de Napoléon ou de Sarah Bernhardt, Giovanna Zapperi se situe donc d’emblée, et situe Duchamp, dans la constellation de ces étoiles, dont chacune domina son ciel, et qui fascinent par leur force d’attraction. À Henri-Pierre Roché, Pierre Cabane prête encore ces mots, dits à Duchamp : « votre meilleure œuvre a été l’emploi de votre temps ».(1)

Dandy, Marcel Duchamp l’est donc sur un double registre. Si le dandysme se caractérise par l’invention de son personnage, si sa caractéristique est de faire de sa personne une œuvre d’art, tout en prônant la paresse et affichant le mépris du travail, Marcel Duchamp a bien du dandy l’impassibilité, l’élégance et l’impénétrabilité. La nonchalance n’exclut d’ailleurs pas la rigueur, et Breton soulignera la « méthode » systématique de ses trouvailles.(2) Mais Marcel Duchamp fait aussi une œuvre, œuvre paradoxale certes, mais novatrice. Ce trait renforce son dandysme, tout en l’en écartant. Car avec l’invention du ready-made, triomphent l’indifférence au goût, la production du déjà vu, l’impersonnalité et le mépris de la « patte », trop chargée d’émotion. Duchamp réalise le programme du dandy, mais il le réalise également par son œuvre, et si cette œuvre radicalise la froideur et l’impersonnalité du sujet, elle cesse de les présenter sur le seul personnage. Poursuivant sur ce point le programme baudelairien, Duchamp a fait passer le dandysme du personnage à l’œuvre. Ce geste, amorcé par le romantisme, constitue tout à la fois une perte, une sorte de trahison par rapport à la radicalité de Brummell qui risquait tout sur sa personne, mais assure aussi la généralisation et la permanence du phénomène. Le dandysme ne peut durer que s’il se transforme, réalisant à la fois sa perte comme pure exposition de l’individu et son passage à l’œuvre, son devenir chose. C’est pourquoi le readymade ou Le Grand Verre, que Breton nommait un « anti-chef-d’œuvre », sont sa plus belle conquête.

Avec Duchamp, il ne s’agit plus seulement « du besoin ardent de se faire une originalité », du « plaisir d’étonner et de la satisfaction orgueilleuse de n’être jamais étonné » comme le voulait Baudelaire,(3) mais de présenter la reproduction et la répétition à l’œuvre. Le ready-made, comme le rappelle Giovanna Zapperi, incarne la déshumanisation du dandy et celle du mode de production capitaliste. Il réalise le programme et l’assomption du poncif. « Créer un poncif, c’est le génie » note Baudelaire dans Fusées. Ce que Walter Benjamin commente ainsi : « L’intention explicite de Baudelaire a été de donner une marque de fabrique à son œuvre (…) Et il n’y a peut-être pour Baudelaire pas de gloire plus grande que celle d’avoir imité, d’avoir reproduit avec son œuvre ce qui est un des phénomènes les plus profanes de l’économie moderne. L’exploit le plus grand de Baudelaire, et un exploit dont il a été à coup sûr conscient, a peut-être été ceci : avoir si vite vieilli, tout en conservant une très grande solidité ».(4) Le poncif, la marque de fabrique de la modernité qui témoigne de l’inscription de l’œuvre dans le temps, de sa solidité et de son vieillissement, caractérise plus encore le ready-made, coup de génie de Duchamp qui distingue par là des objets tout faits par le seul caprice et l’arbitraire de son choix.

Mais il faut ajouter avec Giovanna Zapperi que Marcel Duchamp a su aussi incarner le dandysme dans son personnage, non seulement par sa froideur, sa nonchalance, son originalité vestimentaire mais par l’exposition de sa personne, les transformations qu’il a incarnées, les travestissements qu’il a adoptés, et la « féminité spectaculaire » qu’il met en scène dans les photographies réalisées par Man Ray, le jeu sur l’identité sexuelle dont témoigne Rrose Sélavy.

Au XIXe siècle, la mode constitue, comme l’écrit Georg Simmel, à la fois l’imitation d’un modèle, le besoin d’un soutien social, et celui d’une différence, la tendance à la variation, à la distinction.(5) Le manque de liberté sociale des femmes les poussa à investir ce domaine pour affirmer à la fois leur appartenance à un groupe et leur individualité. Il revient au dandy d’avoir capté et détourné à son profit cette stratégie, d’en avoir fait alors une voie essentiellement masculine, brouillant les cartes sociales traditionnelles et le partage des genres.

Le dandy en effet, et Brummell au premier chef, devient l’arbitre des élégances masculines, le génie de la mode, innovateur, original, inimitable, et pourtant imité, copié, singé à l’envi. Brummell est-il pour autant une star ? Plutôt une diva, capricieuse et despotique, dont tout le monde, le Régent d’Angleterre avant les autres, craint les jugements qui tombent comme des arrêts sans appel. De la diva, le dandy a le pouvoir de rendre un salon à la mode en y paraissant quelques minutes ; il a le pouvoir de lancer une mode improbable comme celle de la cravate si raide qu’elle empêche tout mouvement, ou, selon Barbey d’Aurévilly, celle de l’habit râpé. De la star pourtant, Brummell partage la capacité à être en mesure de créer un mythe. Une star, écrivait Malraux, « est une personne capable d’un minimum de talent dramatique dont le visage exprime, symbolise, incarne un instant collectif ». Et il citait Marlène Dietrich, mythe au même titre que Phryné. La star est, selon Malraux, féminine, et, au XXe siècle, liée au cinéma. Elle est la grande actrice capable d’incarner des rôles différents, et capable de faire naître et converger des scénarios. Mais Garbo ou Marlène, en reines, en courtisanes ou en espionnes, s’inscrivent dans la continuité des héros de la pantomime, Pierrot voleur, ivrogne, amoureux. Un homme peut aussi incarner un mythe, l’exemple parfait en est, pour Malraux, Chaplin. Car, ajoute Malraux, « le cinéma s’adresse aux masses, et les masses aiment le mythe, en bien ou en mal ».(6)

Si Brummell est une star, ce n’est pas son visage mais l’ensemble de sa personne qui l’incarne. Mais la star est supposée plaire au public, séduire, figurer un objet de désir. Or le dandy, et sans doute Duchamp pas davantage que Brummell, ne cherche à plaire. Il dérange, il aime le mauvais goût et le plaisir aristocratique de déplaire, il manie volontiers un humour corrosif, ou un esprit cinglant peu pratiqué par les stars. Quand Baudelaire exige du dandy qu’il vive et dorme devant un miroir, qu’il soit sublime sans interruption,(7) il s’agit d’un idéal de sainteté, de cette règle ascétique qu’il donne au dandysme et par lequel celui-ci, pour lui, « confine au spiritualisme et au stoïcisme »(8). On est donc loin de l’idée d’une image médiatique. Quant à Marcel Duchamp, arrivant, selon Breton, « au terme de tout le processus historique de développement du dandysme », il « est assurément l’homme le plus intelligent et (pour beaucoup) le plus gênant de cette première partie du XXe siècle »(9).

Bien loin d’être lui-même une star, Duchamp peut jouer à la star. Il en a dénoncé les stéréotypes dans la société de masse : à la fois ceux de la femme fatale, mais aussi ceux de « l’industrie culturelle » ou de la culture : La Joconde est une star, mais L.H.O.O.Q. Elle rentre dans la circulation du capital ; elle doit pouvoir être pourvue d’une moustache, vendue et échangée. En ce sens, comme le dandy du XIXe siècle, Duchamp a interrogé l’art et la culture de son temps en présentant des figures qui en radicalisaient les interrogations. Comme le dandy, Duchamp se moque du génie romantique et de sa pseudo inspiration. Il fait l’éloge de la facticité, de l’indifférence, de l’impassibilité, du règne d’une causalité ironique qui empêche toute reconnaissance de l’identité. Quand l’originalité est « adaptée au marché »(10), comme Baudelaire en a le premier eu l’idée, et comme Duchamp l’a réalisé, le génie ne peut se donner que comme poncif. Duchamp achèverait ainsi le dandysme, dans tous les sens du terme.

Notes

1. M. Duchamp, Entretiens avec Pierre Cabane, Pierre Belfond, 1967, p. 135.
2. A. Breton, Anthologie de l’humour noir, J. J. Pauvert, 1966, Le livre de poche, p. 355.
3. C. Baudelaire, « Le Peintre de la vie moderne », Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1976, t.2, p. 710.
4. W. Benjamin, Paris, Capitale du XIXe siècle, Le livre des Passages, Paris, Editions du Cerf, 1989, p. 388.
5. G. Simmel, « La mode », Philosophie de la modernité, Payot, 1989, p. 168.
6. A. Malraux, « Esquisse d’une psychologie du cinéma » (1946), Œuvres complètes, Gallimard, bibliothèque de la pléiade, t.IV, p. 14-15, 2004
7. C. Baudelaire, « Mon cœur mis à nu », Œuvres complètes, op. cit., t.1, p. 678.
8. C. Baudelaire, « Le Peintre de la vie moderne », op. cit., p. 710.
9. A. Breton, ibid.
10. W. Benjamin, op. cit., p. 347.

Françoise COBLENCE est professeur d'esthétique à l'Université de Picardie Jules Verne et responsable du Centre de recherches en arts de l'Université de Picardie Jules Verne. Elle a publié notamment : Le Dandysme, obligation d'incertitude, PUF, 1988 ; Freud 1886-1897, PUF, 2000 ; Les Attraits du visible, PUF, 2005 ; des articles sur Baudelaire et le dandysme, H. Arendt et E. Levinas (notamment dans la Nouvelle Revue de psychanalyse) et a dirigé la publication de Les Fables du visible et l'esthétique fictionnelle de Gilbert Lascault (Bruxelles, La lettre volée, 2003). Ses travaux actuels portent sur l'articulation de l'esthétique et de la psychanalyse, en particulier autour de l'empathie.

Marcel DUCHAMP, Francis PICABIA et Beatrice WOOD à Coney Island, juin 1917

Le dandysme de Marcel Duchamp

Le dandy, le flaneur et les débuts de la culture de masse a New York dans les années 1910

Le portrait de Marcel Duchamp.

Deux portraits de Marcel Duchamp réalisés par Edward Steichen à New York en 1917 donnent à voir l’image séduisante du jeune artiste. Quand il arrive aux États-Unis, en juin 1915, Duchamp est déjà célèbre grâce au scandale suscité, deux ans auparavant, par son Nu descendant un escalier. Ce tableau, exposé en 1913 à l’Armory Show – exposition qui introduisait l’art moderne européen sur le nouveau continent – avait en effet connu un succès fulgurant. Si l’on croit au témoignage d’Henri-Pierre Roché, les Américains considéraient le jeune peintre qu’était alors Marcel Duchamp comme une célébrité :

« Marcel Duchamp était, à cette époque, à New York, avec Napoléon et Sarah Bernhardt, le Français le plus connu. »(1)

Le contexte dans lequel ces photographies ont été prises n’est pas connu. Peut-être étaient-elles destinées à une publication dans la presse pour illustrer un article consacré à Duchamp. Elles montrent le même homme charmant qui se livre avec insouciance au regard du photographe. Dans la première, Duchamp apparaît de profil, vêtu de façon sobre mais élégante d’une chemise blanche et d’une cravate. Ses cheveux sont coiffés en arrière, il lève un bras comme si sa main était appuyée contre un mur. L’autre main, probablement dans la poche, évoque une pose décontractée. L’absence d’expression et la fixité du regard renforcent son air absorbé qui provoque la curiosité du spectateur. La seconde photographie a probablement été prise par Steichen lors de la même séance. Duchamp est habillé de la même façon, mais cette fois, les mains dans les poches, il regarde l’objectif d’un air détaché. Il est appuyé avec nonchalance au battant d’un volet. Steichen, qui entamera d’ici peu sa fulgurante carrière de portraitiste de célébrités et de photographe publicitaire, fait preuve dans ces images d’une connaissance déjà approfondie des conventions qui régissent ce genre de portraits. Ces photographies présentent Duchamp comme une célébrité, exposant son charme au regard curieux du spectateur, mais ne révélant rien de sa personnalité. Elles soulignent l’ambivalence de l’attitude de Duchamp, entre la concentration intérieure et la conscience d’être l’objet des regards.

À partir de ces portraits, je voudrais considérer l’attitude de Duchamp pendant son séjour à New York (entre 1915 et 1923) à l’égard de son rôle d’artiste et retracer le chemin qui le conduira à se mettre en scène travesti en femme, dans une série de photographies réalisées en 1921 par Man Ray. La féminité spectaculaire, qu’il imite dans ces photographies, apparaît en effet fortement liée aux mutations qu’il introduit dans sa pratique artistique au cours des années 1910. Avant d’opérer cette métamorphose radicale du travestissement en Rrose Sélavy – nom de l’alter-ego féminin qu’il adopte dès 1920 – Duchamp s’inspire de la tradition du dandysme du XIXe siècle, l’adaptant aux différentes conditions définies par l’émergence de la culture de masse qui s’affirme déjà fortement aux États-Unis. Il exporte sur le nouveau continent la figure encore inconnue du dandy, originellement anglo-française. De ce point de vue, la personnalité d’artiste qu’il est en train de définir est profondément ancrée dans la culture du XIXe siècle.

« Le peintre de la vie moderne »

En affirmant constamment son originalité vestimentaire, comportementale et sociale, jusque dans les détails décoratifs de son intérieur, le dandy essaie de faire de sa personne une œuvre d’art. Il accorde beaucoup d’importance à son image publique qu’il construit attentivement à travers un ensemble de stratégies visuelles : la pose, l’habillement, la coiffure à la mode, les manières détachées et aristocratiques, le goût pour la distinction en toute chose. Il met en scène la subjectivité comme une construction artificielle. Cette stratégie a pour effet de privilégier l’extériorité et de maintenir une aura de mystère sur la réalité supposée de la personne, cachée derrière cette image publique. La tension entre l’indifférence à toute influence extérieure et la nécessité d’exister devant un auditoire est une caractéristique du dandy tel qu’il est décrit par Baudelaire, en 1863, dans Le Peintre de la vie moderne. Baudelaire donne une définition du dandy qui émerge à la fois de la description de l’artiste auquel ce texte est consacré et de ses illustrations. La confusion entre la personne et son œuvre est en effet l’une des caractéristiques du dandy.

La relation du dandy à l’art se fonde sur le même mépris pour les conventions qui caractérise toute son attitude. Baudelaire développe à ce propos la question de la signature, traditionnellement considérée comme la marque du peintre. Le « peintre de la vie moderne » peut en fait se passer de ce signe tangible qui inscrit son œuvre dans la sphère des objets commercialisables. Il renonce à la signature parce qu’il considère que l’originalité de l’artiste, sa véritable marque, réside plus dans son attitude : « tous ses ouvrages sont signés de son âme éclatante. »(2) En se situant aux marges des conventions, il exprime une originalité qui émane à la fois de ses œuvres et de sa personne toute entière.

Baudelaire a mis l’accent sur le « besoin d’originalité » qui rend le dandy inimitable aux yeux de la masse. Il indique la nature codifiée et essentiellement visuelle de cette originalité qui vise à séduire un auditoire sans montrer aucune émotion authentique. Cette stratégie repose sur l’idée que la présence du dandy dans un espace public est une performance théâtrale où tout ce qui s’exprime résulte d’un contrôle extrême de soi. Cette présentation lui interdit donc toute expression d’intériorité, au profit du spectacle qu’il constitue :

« [Le dandysme] c’est avant tout le besoin ardent de se faire une originalité, contenu dans les limites extérieures des convenances. C’est une espèce de culte de soi-même [...] C’est le plaisir d’étonner et la satisfaction orgueilleuse de ne jamais être étonné. Un dandy peut être un homme blasé, peut être un homme souffrant ; mais dans ce dernier cas, il sourira comme le Lacédémonien sous la morsure du renard. »(3)

Ayant pris la résolution de ne jamais s’émouvoir, le dandy parvient même à mettre en scène un sentiment authentique telle la souffrance. Sa présence visuelle combine ainsi supériorité et déshumanisation. La sobriété affichée et le contrôle de soi sont accompagnés par le spectacle de la condition de privilégié qu’affirment ses habits, ses postures et ses attitudes. Ces stratégies visuelles conduisent à une attitude excessive qui paradoxalement s’exprime dans l’absence de toute spontanéité.

Le dandy et le flâneur

Dans Le peintre de la vie moderne, Baudelaire associe la figure du dandy à celle du flâneur et développe la question de sa relation à l’espace urbain. La foule qui envahit les rues de Paris au XIXe siècle est en effet l’un des territoires favoris du flâneur qui vit immergé dans la foule et puise son inspiration dans l’observation de la vie des métropoles modernes. Il entretient une relation ambivalente à l’espace public dont il fait partie mais dont il demeure un observateur. Il s’autorise une liberté du regard, la liberté de l’incognito dont bénéficie le voyeur :

« Être hors de chez soi, et pourtant se sentir partout chez soi ; voir le monde, être au centre du monde et rester caché au monde […] »(4)

Cette liberté évoque également le fait que le flâneur profite des divisions sexuelles qui caractérisent la société française du XIXe siècle. L’espace public dans lequel se situent le flâneur et le dandy est l’espace masculin de l’idéologie bourgeoise des sphères séparées qui s’oppose à l’espace privé et domestique dominé par les femmes. La description des promenades du flâneur à travers la ville moderne repose sur cette séparation. Walter Benjamin a remarqué que le flâneur circule librement dans l’espace public en se l’appropriant comme un espace privé :

« La rue devient un appartement pour le flâneur qui est chez lui entre les façades des immeubles comme le bourgeois entre ses quatre murs. »(5)

C’est précisément sa masculinité qui lui permet de circuler entre ces deux espaces, de se sentir chez soi à l’extérieur comme s’il s’agissait d’un intérieur. Il jouit également du privilège masculin de disposer librement de son regard, dont l’objet privilégié demeure la femme. La foule baudelairienne est souvent chargée d’érotisme : c’est en elle que le flâneur aperçoit une femme désirable.(6)

Pour Walter Benjamin, la relation du flâneur à l’espace urbain est liée à l’émergence de la consommation qui met le flâneur dans une étonnante proximité avec la marchandise :

« Le flâneur est un homme délaissé dans la foule. Il partage ainsi la situation de la marchandise. Il n’a pas conscience de cette situation particulière, mais elle n’en exerce pas moins son influence sur lui. Elle le plonge dans la félicité comme un stupéfiant qui peut le dédommager de bien des humiliations. L’ivresse à laquelle le flâneur s’abandonne, c’est celle de la marchandise que vient battre le flot des clients. »(7)

Les qualités d’impassibilité et de nonchalance du « peintre de la vie moderne », aussi bien que son indifférence affichée, dérivent selon lui de la vie commerciale. Sa déshumanisation, qui est aussi celle du dandy, fait ainsi écho à la déshumanisation des modes de production capitalistes.

Cette association du flâneur à la marchandise est également évoquée par le choix de Duchamp des readymades. Durant son séjour new-yorkais, Duchamp abandonne progressivement la peinture – son Grand Verre, entamé en 1915, restera définitivement inaccompli en 1923 – et se consacre aux readymades. Dans son intérêt pour ces objets produits en série, il puise dans son expérience de flâneur à travers les rues de Paris et de New York : les readymades ne sont rien d’autre que les marchandises observées dans les vitrines des magasins. Il revendique le choix du flâneur d’acheter librement un objet parmi les centaines qu’il peut regarder au cours de ses promenades. Il suggère ainsi que, une fois que l’artiste a perdu son rôle au sein de la société, c’est-à-dire une fois qu’il a cessé de produire lui-même des objets uniques, il devient avant tout un observateur et un commentateur. L’importance que Duchamp accorde à l’indifférence et à l’absence de bon ou mauvais goût dans les readymades s’apparente précisément à la perception que le flâneur peut avoir des marchandises qu’il observe à travers les vitrines.(8) Le choix du readymade est également, de ce point de vue, une conséquence de la déshumanisation du travail à l’époque industrielle, ce qui rend soudainement dépassée l’idée du peintre fabriquant le tableau avec ses propres mains.

L’indifférence du readymade évoque également la personne et l’artiste Duchamp. Dès son voyage aux États-Unis, l’indifférence devient en effet une qualité, non seulement de ses œuvres, mais de l’artiste lui-même. Les récits de ses contemporains soulignent le détachement de Duchamp et suggèrent que son charme repose sur sa capacité à effacer sa subjectivité. Cette attitude provoque la curiosité du public américain qui attendait l’arrivée du célèbre peintre cubiste, n’imaginant pas rencontrer cet homme raffiné qui ne peint quasiment plus et affiche une posture d’intellectuel.(9)

Originalité et répétition

Dans la mesure où il n’est plus le produit de la créativité de l’artiste, le readymade remet en cause l’idée traditionnelle de l’originalité de l’œuvre et conduit, par là-même, à une redéfinition du rôle de l’artiste. Si tout objet est désormais fabriqué et reproduit pour être consommé, le readymade apparaît comme la conséquence la plus radicale de la transformation de l’art engendrée par le développement technique du début du XXe siècle. D’une certaine manière, Duchamp partage avec Baudelaire l’idée que l’activité artistique ne se résume pas aux objets, mais qu’elle s’exprime dans son attitude et dans la manière de se présenter. L’idée d’originalité du dandy intéresse sans doute Duchamp qui incarne dans sa personne la tension, décrite par Baudelaire, entre l’effacement de l’intériorité et la mise en spectacle de sa personne. L’abandon de la peinture parvient ainsi à renforcer, de façon paradoxale, le déplacement de la notion d’originalité de l’œuvre vers l’artiste, ce que Duchamp suggère quand il oppose la singularité de l’artiste à la répétition des œuvres :

« L’individu, en tant que tel, en tant que cerveau, si vous voulez, m’intéresse plus que ce qu’il fait, parce que j’ai remarqué que la plupart des artistes ne font que se répéter. »(10)

Cette répétition renvoie au manque d’originalité auquel sont condamnés tous les artistes qui produisent des œuvres pour satisfaire la société dans laquelle ils évoluent. Ils produisent de cette façon un goût qui, bon ou mauvais, n’a pour Duchamp aucune valeur. Comme il l’explique dans un entretien donné en 1955, ils créent plutôt une habitude qu’une véritable œuvre d’art :

« C’est une habitude. Recommencez la même chose assez longtemps et elle devient un goût. Si vous interrompez votre production artistique après avoir créé une chose, celle-ci devient une chose-en-soi et le demeure. Mais si elle se répète un certain nombre de fois, elle devient goût. »(11)

Dans des déclarations de beaucoup postérieures, Duchamp affirme que l’artiste est d’abord un individu qui se tient à distance du grand public, notamment celui constitué par ses contemporains. Cependant, il souligne en même temps l’importance du spectateur dans le processus créatif.(12) Cette tension entre l’artiste et son auditoire rappelle l’attitude du dandy. À l’instar du peintre décrit par Baudelaire, Duchamp se considère comme un artiste désœuvré, parce qu’il a renoncé à produire des objets d’art traditionnels. Face à ce renoncement, il est amené à construire sa personne d’artiste de manière ambivalente : l’attention est déplacée vers sa personne, mais celle-ci demeure insaisissable. Dans cette mise en scène de soi, s’exprime une tension entre sa pratique de l’observation en tant que flâneur et la conscience de constituer lui-même l’objet du regard de ses spectateurs. Il renoue de cette façon avec la tradition du dandy et son articulation avec le flâneur, telle que décrite dans le texte de Baudelaire.

La masculinité ambivalente du dandy

La stratégie visuelle adoptée par le dandy - l’attention extrême portée à sa façon d’apparaître, jusque dans les moindres détails comme les vêtements, la pose, la coiffure – le rapproche dangereusement de la féminité. Baudelaire affirme dans un autre texte, Mon Cœur mis à nu, que les femmes ne peuvent en aucun cas être des dandies :

« La femme est naturelle, c’est-à-dire abominable, aussi est-elle toujours vulgaire, c’est-à-dire le contraire du dandy. »(13)

Si en effet le dandy du XIXe siècle est une figure essentiellement masculine, sa masculinité a des points communs avec cette féminité artificielle et construite qui se dégage du texte de Baudelaire. Les femmes qu’il décrit sont en réalité aussi artificielles que le dandy, puisque leur charme émane directement de la parure, du maquillage, des vêtements et de toute leur attitude. Elles ont une double nature, s’exprimant dans le travestissement de l’identité qui fait écho à l’effacement de l’intériorité du dandy.

De ce point de vue, le dandy présente la possibilité d’une transgression de la frontière entre les sexes, qui va à l’encontre des idéaux bourgeois de la masculinité. La mise en spectacle de soi, opérée par le dandy, est un signe de la crise traversée par le modèle masculin bourgeois. Les idéaux de rigueur et de sobriété qui caractérisent l’homme bourgeois sont en effet menacés par cette mise en scène du corps masculin. En poussant à bout son ambivalence sexuelle, le dandy offre la possibilité d’être perçu comme un contretype susceptible de mettre en danger la norme masculine. Dans la culture française de la fin du XIXe siècle, le dandy est en effet souvent considéré comme décadent, efféminé et proche de l’homosexuel.

Si le dandy construit sa présence visuelle comme un spectacle, cette objectivation de soi le rapproche de la femme. Dans la culture occidentale, c’est bien le corps de la femme qui a le rôle d’objet du désir et dans le capitalisme naissant son image sert de support à la marchandise. Mais, au début du XXe siècle, le corps masculin se mêle, lui aussi, à ce spectacle, parce qu’il ne peut pas se tenir complètement à l’écart de la marchandise et du désir lié à la consommation. Dans l’art comme dans la société capitaliste en général, la masculinité se confronte au désir du consommateur. Le dandy est une sorte de préfiguration de la possibilité pour un homme d’être représenté comme une femme et d’être associé au désir et à la marchandise. Il est aussi, pour cette raison, une figure potentiellement transgressive pour l’idéal bourgeois de la différence des sexes.

Avant l’avènement des stars du cinéma, le dandy construit sa personnalité comme une mise en scène théâtrale capable de séduire le grand public. Au tournant des XIXe et XXe siècles, le dandy annonce la figure naissante de la star féminine, dont l’existence dépend également de la capacité à se construire dans l’image. La rencontre entre le dandy et les premières femmes qui atteignent la célébrité sur scène – actrices, chanteuses de music-hall, danseuses – est destinée à produire ce qui deviendra, au cours du XXe siècle, la personnalité médiatique. Il y a en effet une proximité évidente entre l’image du dandy et celle de la star. Comme le dandy, la star construit une image de soi dont l’originalité la rend immédiatement reconnaissable par son public. L’originalité de la star est précisément ce qui demeure non-reproductible et qui empêche de la confondre avec ses nombreuses imitations. Dans son autoreprésentation féminine, Duchamp a transféré dans sa propre image d’artiste les caractéristiques de la star, en particulier l’effacement de la subjectivité. Il a également saisi que cette nouvelle forme de personnalité dérive de la rencontre entre le dandysme et la culture de masse incarnée par la star féminine. Que ce soit dans sa production artistique ou dans son image d’artiste, apparaît une question constitutive de ces années : le croisement entre la culture d’élite et la culture de masse.

Féminité comme spectacle

C’est précisément pendant son séjour aux États-Unis que Duchamp s’approprie, pour sa propre image d’artiste, du stéréotype féminin issu de la culture de masse. En 1921, avec Belle Haleine. Eau de voilette, il insère d’abord son portrait en travesti dans un flacon de parfum. Il imite de cette manière l’utilisation de l’image féminine comme corollaire de la marchandise. Ensuite, il se met en scène en attitudes et habits féminins et donne un visage séduisant et mystérieux à son alter-ego Rrose Sélavy. Ce personnage est en cela conforme à l’image de la séduction féminine qui domine le début des années 1920 : celle d’une femme à la fois séduisante et menaçante. Produite et reproduite par la photographie, elle occupe l’espace public des villes modernes grâce aux affiches de cinéma et à la publicité. Cette association de la féminité à la sexualité s’inspire du rôle prédominant de la femme dans la culture visuelle du capitalisme : celui de l’incarnation du désir associé à la marchandise.

La féminité que Duchamp imite, en esquissant ainsi un regard charmeur et une pose affectée, s’inspire en grande partie de l’image de la femme fatale. Cette figure de féminité excessive, caractérisée notamment par son allure mystérieuse, dérive essentiellement de la peinture et de la littérature française du XIXe siècle, mais son image perdure au XXe siècle à travers la photographie et surtout le cinéma. Son potentiel de séduction est lié à l’idée que la femme est désirable mais aussi destructrice à cause de sa sexualité. Le cinéma hollywoodien s’est approprié ce stéréotype dès ses débuts, et a fortement contribué à la médiatisation de cette figure de la séduction féminine.

Duchamp a transposé non seulement la figure du dandy, mais aussi celle de la femme fatale dans l’art américain en présentant au milieu artistique new-yorkais cette figure du mystère, de l’indifférence morale et du spectacle de soi. S’il lui revient d’avoir diffusé ce stéréotype outre-atlantique, il s’inspire également, sur place, de la figure naissante de la star, diffusée par l’industrie du spectacle alors en expansion. L’utilisation de la photographie permet une relation plus directe avec ces images féminines : produites en série pour une consommation de masse, elles se diffusent plus rapidement sur le nouveau continent. Le passage de la femme fatale de la peinture européenne du XIXe à la star médiatique américaine du XXe siècle marque également l’évolution de l’imagerie liée à la femme comme incarnation de la sexualité à l’époque de l’industrialisation.

Le geste de Rrose Sélavy, pressant une étole de fourrure autour de ses épaules, évoque explicitement les images contemporaines des divas du cinéma. Duchamp imite consciemment la féminité excessive et marchandisée, propre à la société capitaliste, qui s’affirme alors grâce à la photographie. À l’époque de l’affirmation de la culture de masse, la femme, et la séduction qu’elle exerce sur le spectateur, apparaissent indissociables de l’image photographique.

Au début du XXe siècle, la polarité à la fois personnelle et visuelle du dandy et de la star se cristallise dans l’utilisation de la photographie qui devient le support médiatique privilégié de leur représentation. Tous les deux se trouvent en effet dans une relation de dépendance face aux technologies visuelles de la culture de masse. La photographie permet de construire une image publique capable d’osciller entre l’authenticité prétendue de la personne – sa présence réelle quand la photographie est prise – et le répertoire d’images existantes qui fixent l’identité dans les codes visuels de l’époque. Ce répertoire d’images est le cadre inévitable de toute autoreprésentation dans laquelle s’inscrit en particulier la construction de l’identité sexuée.

Dans le croisement entre la masculinité ambivalente du dandy et la féminité de la star, produite par la culture de masse, il existe cependant une différence fondamentale. Contrairement à la star, le dandy assume la double posture d’objet de l’image et d’observateur détaché. Il est à la fois dans l’image et hors d’elle, ce qui lui permet de garder un certain contrôle. Sa masculinité lui permet ainsi de se protéger de l’émotion mise en scène par la femme dans ses performances sur scène. Dans son autoreprésentation féminine, Marcel Duchamp adopte consciemment cette ambivalence du dandy face à la culture de masse incarnée par la star. Le choix d’inscrire la personnalité de l’artiste dans le domaine féminisé de la culture de masse renvoie à son positionnement ambivalent entre le domaine élitiste de l’art d’avant-garde et l’imagerie capitaliste. Il pousse son dandysme jusqu’aux extrêmes conséquences dictées par l’émergence du star-system et accomplit d’une certaine manière le processus de transformation de l’artiste en star. Sa métamorphose féminine l’éloigne en effet de la posture de l’artiste affirmant son originalité et son individualité, pour inscrire au contraire son image dans la répétition inhérente à la marchandise. Cependant, à l’instar du dandy, Duchamp se tient dans une position ambivalente à l’égard de sa propre objectivation. Sa transformation féminine évoque en effet un jeu complexe entre l’auteur de l’image et l’image elle-même, en suggérant que l’identité de l’artiste est en réalité instable. Il est la femme dans la photographie, mais aussi l’auteur de l’œuvre.

Dans son glissement progressif vers la féminité, Duchamp suit le chemin indiqué par la rencontre entre le dandy français et la culture de masse américaine et le transpose dans son processus de destruction et de reconstruction de la masculinité de l’artiste. Entre les années 1910 et 1920, son autoreprésentation interroge la crise de la masculinité de l’artiste et met en exergue l’association entre l’œuvre d’art, l’artiste et la marchandise.

Notes
1. Henri-Pierre Roché, « Vie de Marcel Duchamp », in Écrits sur l’art, présentés et annotés par Serge Fauchereau, Marseille, André Dimanche, 1998, p. 239.
2. Charles Baudelaire, « Le peintre de la vie moderne » (1863), in Curiosités esthétiques. L’Art romantique et autres œuvres critiques, textes établis par Henri Lemaitre, Paris, Garnier, 1990, p. 459.
3. Ibid., p.483
4. Ibid., p. 463.
5. W. Benjamin, « Le Paris du second empire chez Baudelaire » (1938), in Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, Paris, Payot, 2000, p. 60.
6. Dans Les Fleurs du mal, il décrit le désir pour la femme aperçue à travers la foule, voir A une passante, in C. Baudelaire, Œuvres Complètes, Paris, Robert Laffont, 1980, pp. 68-69. Sur le thème de la foule chez Baudelaire, voir W. Benjamin, « Sur quelques thèmes baudelairiens » (1939), in Charles Baudelaire, op. cit., pp. 147-208.
7. W. Benjamin, Charles Baudelaire, op. cit., p. 85.
8. « Il est un point que je veux établir très clairement, c’est que le choix de ces readymades ne me fut jamais dicté par quelque délectation esthétique. Ce choix était fondé sur une réaction d’indifférence visuelle, assortie au même temps à une absence totale de bon ou mauvais goût… en fait, une anesthésie complète. », M. Duchamp, « A propos des readymades » (1961), in Duchamp du signe, op. cit., p. 191.
9. Voir par exemple un entretien publié dans Art & Decoration, septembre 1915, repris dans M. Duchamp, Deux interviews new-yorkaises. Septembre 1915, Paris, Échoppe, 1996.
10. P. Cabanne, Marcel Duchamp. Entretiens avec Pierre Cabanne, Paris, Pierre Belfond, 1967, p. 121.
11. M. Duchamp, Duchamp du signe, écrits réunis et présentés par Michel Sanouillet, Paris, Flammarion, 1994, p. 181.
12. Duchamp explique ce point dans Le Processus créatif : « Somme toute, l’artiste n’est pas tout seul à accomplir l’acte de création car le spectateur établit le contact de l’œuvre avec le monde extérieur en déchiffrant et en interprétant ses qualifications profondes et par là il ajoute sa propre contribution au processus créatif. », in M. Duchamp, Duchamp du signe, op. cit., p. 180.
13. C. Baudelaire, Mon cœur mis à nu, in Œuvres complètes, Paris, Robert Laffont, 1980, p. 406.


Giovanna ZAPPERI soutient en juin 2005 une thèse de doctorat intitulée : Stratégies artistiques et masculinité. Marcel Duchamp et son entourage entre avant-garde et culture de masse, 1909-1924, sous la direction de M. Eric Michaud à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales à Paris. Parmi ses publications récentes : « Valie Export », Le Journal du Centre National de la Photographie, septembre 2003 ; « Matthew Barney or the Return of the Hero », in J. Hoet, (My private) Heroes, cat. exp. Herfort, Marta, 2005 ; « Rrose Sélavy, Man Ray et la mode féminine des années 1920 », S. Bung, M. Zimmermann, (sous la dir.), Garçonne et Cie in Paris und Berlin. Mode im intermedialen Kontext des 20er Jahre, Göttingen, Wallstein (à paraître). Elle écrit régulièrement des comptes-rendus de livres et d’expositions pour les revues Kunstform et Flash Art.


MAN RAY, Marcel Duchamp en Rrose Selavy, vers 1920-1921
 Philadelphie, Philadelphia Museum of Art

Ambivalences dandies

La conférence de Giovanna Zapperi, qui offre un examen neuf et suggestif de l’héritage du dandy chez Marcel Duchamp, permet de revenir sur la signification et le devenir de cette figure-clef du XIXe siècle. Lié au contexte de l’avènement de la société démocratique, le dandy cristallise les modifications du régime des images et du statut de l’artiste. La disparition du fondement de l’ordre social et religieux régissant l’ancien régime entraîne avec elle l’abandon progressif d’un système et d’un champ des beaux-arts reposant sur le partage réglé des valeurs accordées à un rang.(1) Elle ouvre l’art aux lieux imaginaires de la ville, comme à l’invention d’un « spectateur » nouveau dont la captation passe désormais presque exclusivement par les affects. Ces transformations s’accompagnent d’un désir qui, sous différentes formes depuis la Révolution française et le romantisme, se présente sous le signe d’une réconciliation de l’art et de la vie. Le dandy y participe en ce qu’il est plus qu’il ne produit des objets. Son apparition fulgurante dans l’espace public procède d’une « artialisation » de sa propre personne. Un même désir conduit simultanément au réinvestissement du pouvoir des images, tant dans des projets artistiques, sociaux et politiques que l’on qualifie souvent rapidement d’ « utopiques », que dans le capitalisme. Concernant les premiers, il n’est que de se référer à la pensée des saint-simoniens, sur laquelle Neil McWilliam proposait récemment une réflexion dans le cadre de ce séminaire. Une pensée qui fait de l’art une voie d’accès à la vérité, l’intériorité et l’harmonie d’une communauté à venir. Quant au deuxième, il confine, à l’orée du XXe siècle, à l’émergence d’une culture de masse caractérisée par le règne de la marchandise. Face à ces différentes manières de combler le vide moderne qui menace les hommes du XIXe siècle, le dandy oppose une autre vacuité qui nous semble faire de lui une figure de résistance. Françoise Coblence écrit ainsi que « le dandy ne se confond pas avec les positions romantiques de la subjectivité. Mais il procède de la même crise et constitue une tentative parallèle »(2). De plus, cette tentative participe de manière frappante du renouvellement des procédés esthétiques de l’époque, ceux conjointement élaborés par le romantisme et les « utopies » artistiques comme par l’économie de marché. Cette parenté est d’ailleurs magistralement suggérée par Thomas Carlyle reprochant dans Sartor Resartus au dandy de n’être « qu’un objet visuel, une chose qui reflète les rayons de la lumière », avant de préciser : « Votre argent ou votre or […] il ne les sollicite pas ; mais simplement le regard de vos yeux »(3).

Il existe peu de représentations plastiques du dandy au XIXe siècle, dont les faits et gestes sont le plus souvent relatés dans des récits littéraires. L’absence d’intériorité qu’il arbore s’y manifeste dans sa manière presque abstraite d’apparaître. Le dandy est avant tout un port et une silhouette, qui recèlent déjà un caractère déréalisant. Il est une succession de poses appuyées qui pourrait s’apparenter à une notation chorégraphique. Il est une couleur : l’article nécrologique sur Robert de Montesquiou qualifie le choix des teintes de ses tenues de « pré-bergsonien »(4). Il est enfin un phrasé, voire un timbre. De ce point de vue, le dandy subjugue son public en utilisant les ressorts du sublime. Mais il n’assigne aucun but à cette conquête du spectateur, de même qu’il ne l’associe à aucune vérité antérieure ou supérieure. L’ « originalité » et la distinction « vestimentaire et comportementale » relevées par G. Zapperi ne renvoient à aucun ordre social défini. Si l’on peut qualifier son détachement d’ « aristocratique », comme elle le propose en reprenant Baudelaire, il déjoue tout autant les codes de l’aristocratie que ceux de la bourgeoisie. Objet des regards, et n’existant pas sans eux, le simulacre dandy ne propose à son observateur aucun contenu déterminé. Sans passé ni avenir, il se situe en marge d’un certain sens de l’Histoire, fusse-t-il celui d’une abolition de sa marche. Indépendant des causes et des effets, il ne promet ni efficacité ni profit. Ce militantisme de l’égal possède certes des risques. Loin de la théorisation de cette figure par Baudelaire dans Le peintre de la vie moderne, qui conserve cependant une valeur heuristique, force est de constater qu’à titre individuel de nombreux dandys furent tentés de remplir ce vide. Ce faisant, ils ne purent qu’être infidèles au projet initial, comme en témoigne par exemple le parcours de Gabriele D’Annunzio. Le dandy devenu tyran pourra alors s’ériger en médiateur de la communauté en se posant comme le garant d’une intériorité vraie, voire d’une masculinité salvatrice.(5)

L’un des intérêts de la conférence de Giovanna Zapperi repose précisément dans son analyse de l’ambiguïté du genre du dandy. L’auteur insiste sur « la transgression de la frontière entre les sexes » opérée par son apparence. Une transgression qui le rapproche du décadent, de l’efféminé et de l’homosexuel. Cependant, il semble que cette ambiguïté soit également celle de son observateur et, au-delà de la physionomie et du vêtement, celle du fonctionnement de l’image que le dandy élabore. En 1889, Le déclin du mensonge d’Oscar Wilde entérine, sous l’ironie d’un dialogue fictif, le processus d’inversion du principe de la mimésis et du rapport du « spectateur » à l’image.

« Quelque paradoxale que la chose puisse paraître – et les paradoxes sont choses dangereuses –, il n’en est pas moins vrai que la vie imite l’art bien plus que l’art imite la vie […]. Un grand artiste invente un type que la vie, comme un éditeur ingénieux, s’efforce de copier et de reproduire sous une forme populaire […]. Voilà ce qu’avait bien compris le vif instinct des Grecs, qui plaçaient dans la chambre conjugale une statue d’Hermès ou d’Apollon, pour que l’épouse donnât le jour à des enfants beaux comme l’œuvre d’art offerte à ses yeux aux heures de volupté et de souffrance. Ils savaient que la vie n’emprunte pas seulement à l’art la spiritualité, la profondeur de pensées ou de sentiments, le tourment ou la paix de l’âme, mais qu’elle peut façonner selon les lignes mêmes et les couleurs de l’art, mais qu’elle peut reproduire la majesté de Phidias, comme la grâce de Praxitèle »(6).

Face à un phénomène que l’on pourrait qualifier de « féminisation » d’un spectateur agit par l’image (7) – un phénomène qui, loin d’être nouveau, se trouve pourtant renforcé par la démocratie et l’émergence d’une culture de masse –, le dandy qu’est Wilde oppose la figure de l’esthète, qui échappe en le reconnaissant au pouvoir de l’image. Comme le note G. Zapperi, rapprochant le dandy du flâneur baudelairien, il entretient une « relation ambivalente à l’espace public dont il fait partie, mais dont il demeure l’observateur ». À titre personnel, il est le modèle de celui qui se soustrait à la fois aux velléités d’un art transformant la société et aux charmes de la marchandise. Pour le partisan wildien de l’art pour l’art, « l’homme fin » saisirait l’effet de la mode quand le « nigaud » s’y conformerait .(8)

Cette ambivalence du genre du spectateur informe également celle du simulacre dandy, qui procède d’une tension reposant dans le fait de posséder son public tout en déployant les stratégies visuelles impulsant le désir de possession. Afin de maintenir cette tension, le dandy est conduit à contrôler strictement son image publique. En témoignent de manière exemplaire les portraits de Robert de Montesquiou par les peintres de son temps, dont il semble avoir toujours cherché à maîtriser le résultat, ainsi que ses multiples autoreprésentations dans un album de photographies au titre éloquent d’Imago ego (9). Or, cette nécessité du contrôle de l’unicité de son image, en déploierait-il différentes versions, demeure fragile et se trouve, le siècle avançant, mise à mal par la prolifération d’images reproductibles dans l’espace public. De ce point de vue, l’analyse que propose G. Zapperi du passage du dandy à la figure féminine et starifiée de Rrose Sélavy dans l’évolution de Duchamp me semble éclairer d’un jour nouveau la disparition progressive du rôle central du dandy à l’ère de la culture de masse. Disparition en ce qu’il est supplanté par la prolifération d’une imagerie féminine plus clairement consommable. Disparition en ce qu’à l’instar de nombreux dandys ayant réellement existé, il finit fréquemment dans la réclusion de sa demeure privée. L’exemple de Robert de Montesquiou, qui vécût le tournant des XIXe et XXe siècles, permet de saisir cette limite. « Est-il admissible ? écrit-il à propos du Baron de Charlus de la Recherche de Proust, est-il désirable de voir un personnage de fiction l’emporter sur son modèle, au point de le reléguer à l’arrière-plan et presque de se substituer à lui dans la mémoire des hommes ? »(10). Inquiété par les avatars littéraires qui se nourrissent de son succès(11), Montesquiou semble l’être d’autant plus par les représentations qui échappent à son contrôle. Forcé d’apparaître, il aura d’abord subjugué les familiers des salons, puis ouvert ses appartements en s’y mettant en scène(12), avant d’organiser les fêtes « à principe égoïste » du Pavillon des Muses. Il prend d’abord visiblement plaisir aux articles que ces évènements suscitent dans la presse, mais au plus fort de sa célébrité, il se met à craindre les photographes et les journalistes capables d’offrir de lui une image médiatique qui lui échapperait. Jules Graveraux, propriétaire de la roseraie de l’Haÿ qui accueille en juin 1912 une conférence de Montesquiou, lui écrit : « Je vous protégerai de mon mieux contre les photographes. Il me sera assez facile de vous épargner le cinéma, mais vous devrez subir le photographe amateur, vous savez combien le kodak sévit de nos jours »(13). Tenté par le travestissement – Imago ego présente des photographies de Montesquiou en Zanetto, du Passant de Coppée, ou en Prince Houssin des Mille et Une Nuits – et fasciné par l’artifice féminin – il possédait une collection presque complète des photographies de la comtesse de Castiglione –, Montesquiou n’aura pas franchi le pas de la construction d’une image de fiction féminine que Duchamp propose à la même époque. Celle-ci, comme le remarque G. Zapperi, épouse plus que le dandy le procès de la marchandise, des techniques de reproductions et de l’attraction produite par les émotions spectaculaires. La force de cette invention est aussi de permettre à l’artiste Duchamp d’exister à la fois dans l’image en continuant de gommer sa subjectivité, et hors d’elle : la star que mime Rrose Sélavy en lui empruntant sa physionomie et sa pose codifiée n’existe pas réellement.

Notes

1. Cf. Jacques Rancière, Le partage du sensible. Esthétique et politique, Paris, La Fabrique-éditions, 2000.
2. Françoise Coblence, Le dandysme, obligation d’incertitude, Paris, Presses Universitaires de France, 1988, p. 25-26.
3. Thomas Carlyle, Sartor Resartus. La philosophie du vêtement, trad. fr. de Louis Cazamian, Paris, Aubier, 1973, p. 431 (légèrement modifiée).
4. Paul Souday, « Robert de Montesquiou », Le Temps, 22 décembre 1921, cité in Robert de Montesquiou ou l’art de paraître, Paris, Musée d’Orsay, Réunion des musées nationaux, 1999, p. 9.
5. Sur les phénomènes de circulation entre la posture dandy et les avant-gardes artistiques, on lira Carter Ratcliff, « Dandysme et abstraction dans un univers défini par Newton », Les Cahiers du Musée national d’art moderne, 33, automne 1990, p. 7-21.
6. Oscar Wilde, « Le déclin du mensonge », in Œuvres, trad. fr de Ph. Neel, Paris, Stock, 1977, p. 302-303.
7. Il existe de nombreux témoignages, dès les premières années du XIXe siècle, de la répulsion à l’égard de la féminisation du spectateur par ceux-là mêmes qui appelaient de leurs vœux un nouveau « partage du sensible ». Avant l’avènement de la photographie, ces critiques portent notamment sur les nouvelles techniques de représentation, et de captation des regards, que sont les panoramas et les dioramas.
8. Oscar Wilde, op. cit., p. 307. Dans le texte de Wilde, cette opposition concerne plus précisément l’effet des peintures de brouillards londoniens qui, selon ses termes, « servent l’affectation d’une clique dont le réalisme excessif vaut des bronchites aux imbéciles. Où l’homme fin saisit un effet, le nigaud contracte un rhume ».
9. Cf. Montesquiou ou l’art de paraître, op. cit.
10. Robert de Montesquiou, Les Pas effacés, Paris, Émile-Paul frères, 1923, vol. 2, p. 62.
11. On a reconnu en Montesquiou le modèle du Baron de Charlus de la Recherche de Proust, du duc Des Essseintes d’À rebours d’Huysmans, du Comte de Muzarett de Monsieur de Phocas de Jean Lorrain, ou encore du Portrait de Dorian Gray de Wilde.
12. Près de la moitié de la biographie de Montesquiou, Les pas effacés, est consacrée à ses appartements, dont les décors se substituent aux personnes réduites à n’y être que des figurants et qu’il modifie, comme son apparence propre, dès qu’il sent la concurrence de la littérature
13. Lettre du 1er juin 1912, citée in Robert de Montesquiou ou l’art de paraître, op. cit., p. 18.


Julie RAMOS est maître de conférences en histoire de l'art à l'université de Paris 1- Panthéon-Sorbonne. Auteur d'une thèse de doctorat sur les rapports entre peinture de paysage et musique dans le romantisme allemand, elle a notamment contribué aux catalogues L'invention du sentiment, aux sources du romantisme (Musée de la musique, 2002) et Aux origines de l'abstraction (Musée d'Orsay, 2003), exposition dont elle a assuré avec Georges Roque le conseil scientifique. Elle poursuit actuellement ses recherches sur la synthèse des arts au XIXe siècle et travaille à une étude sur l'art allemand en Europe durant l'occupation napoléonienne.

http://www.artsetsocietes.org/f/f-index3.html