mardi 2 février 2010

RAOUL HAUSMANN (I)



Raoul Hausmann, né le 12 juillet 1886 à Vienne en Autriche et mort le 1 février 1971 à Limoges (Haute-Vienne)


Artiste allemand. « Un jour il était photomonteur, l'autre peintre, le troisième pamphlétaire, le quatrième dessinateur de mode, le cinquième éditeur et poète, le sixième „optophonéticien“ et le septième il se reposait avec son Hannah. » À Hans Richter, son compagnon d'armes dans l'épopée Dada, on doit d'avoir ouvert la voie, dès 1965, à la relecture de l'œuvre de Raoul Hausmann : dans Dada, art et anti-art, Richter imagine qu'un jour sera publié « dans l'Encyclopædia Britannica que ce fanatique de la création a jeté le doute sur quelques-uns des points névralgiques de l'évolution moderne - points dont nous ne sommes pas vraiment conscients encore ».

S'il fallait dresser une carte de l'itinéraire accompli tout au long de sa vie par Hausmann, une ligne brisée relierait Vienne en Autriche (son lieu de naissance, en 1886) à Berlin de 1900 à 1933, centre culturel propice à sa formation intellectuelle et picturale, où il anime une des branches du mouvement Dada, de concert avec Richard Huelsenbeck et Johannes Baader et en lien avec Kurt Schwitters à Hanovre, puis à Limoges, où Hausmann reprend ses recherches en 1945, et les poursuit jusqu'à sa mort en 1971, développant encore son œuvre picturale et photographique et publiant beaucoup. D'autres segments pointeraient Jershof en mer Baltique et l'île de Sylt, en mer du Nord, dans les années 1920, ainsi qu'Ibiza de 1933 à 1936, très présents dans son œuvre de photographe. Figureraient aussi des lieux de transit communs aux exilés de l'époque, à Zurich, Prague et Paris. Ces coordonnées correspondent aux évolutions multiformes d'une œuvre pluridisciplinaire, encore à étudier. En effet, manque une édition accessible des œuvres complètes de celui qui se définissait comme un « homme de 5 000 paroles et de 10 000 formes », puisque seuls quelques-uns des onze livres qu'il a publiés, dont Courrier Dada (1958), ont été réédités.

Raoul Hausmann épouse en 1908 la musicienne Elfriede Schaeffer. Peintre, il s'est d'abord formé auprès de son père. Il lit Goethe, Nietzsche, Hölderlin, le libertaire Salomo Friedlaender, alias Mynona, et Whitman, qui lui ouvre « les portes du sentiment d'universalité, d'humanité et de responsabilité ». Hausmann évolue dans les milieux expressionnistes, autour de la revue Der Sturm. En 1916, sa toile Cheval jaune (Musée national d'art moderne - Centre Georges-Pompidou, Paris) témoigne à la fois de son admiration pour Delaunay, de l'esprit du Blaue Reiter, et de l'influence d'artistes russes, que traduit autrement la Composition abstraite de 1918, où l'emploi de papiers collés révèle l'apport du cubisme. La tentation des romantiques allemand, et de Novalis en particulier, d'« écrire pour ne rien dire », les recherches futuristes sur la langue, la poésie d'August Stramm (1874-1915), qui aligne des mots-sons sans relation entre eux, vont être pour lui déterminantes. Désireux de « libérer le parler de l'esclavage grammatical et en même temps [de] donner libre cours à d'autres sonorités que celle que le langage [logique] avait comme base d'expression phonétique et audible », Hausmann assemble des lettres de manière aléatoire. Ses affiches optophonétiques (Plakatgedicht, ou affiche-poème, 1918) et la récitation de ses poèmes phonétiques participent des inventions du groupe dada berlinois. Le « dadasophe » Hausmann, « chanteur de voyelles et de consonnes » et merveilleux danseur (voir son portrait dans ce rôle, par le photographe August Sander en 1929), réalise alors de véritables performances. Il relie « toutes les formes d'expression artistique [...] les unes aux autres » : il s'agit pour lui, dira Vera Broïdo, qui sera sa compagne, d'« une sorte de construction globale du monde ».

La sensibilité aux matières que traduit l'œuvre de l'artiste Hannah Höch, avec laquelle Hausmann aura une liaison, comme sa formation dans le domaine du graphisme, enrichissent son approche. Ensemble, Raoul Hausmann et Hannah Höch participent à des manifestions telles que la Dada Messe de 1920. Pendant la guerre, les lithographies en couleurs sur lesquelles sont collés les portraits photographiques de soldats, vus dans l'île de Wollin en 1918, leur ont donné l'idée de photomontages. Synthetisches Cino der Malerei (1918) et Dada Cino (1919) sont « des tableaux entièrement composés de photos » et d'éléments découpés - lettres typographiques, images de magazines... C'est le temps des engagements contre la société allemande, « contre le Dupontisme de l'âme teutonique », le temps aussi des violentes satires dans les périodiques Die Aktion, Die Freie Strasse ou Der Dada. Mais Dada s'éteint et, lasse d'une vie partagée avec Hausmann et Elfriede, Hannah s'éloigne. Aujourd'hui, la sculpture L'Esprit de notre temps (Tête mécanique), réalisée en 1919 avec une marotte de bois sur laquelle sont apposées différents objets, demeure pourtant, parmi les collections du Musée national d'art moderne à Paris, comme une œuvre emblématique de l'esprit des avant-gardes européennes au XXe siècle.

« Je cherche une nouvelle orientation prescrite par l'organisation de mon corps » : à partir de 1927, Hausmann se livre à un retour sur soi. Divorcé, il épouse Hedwig Mankiewitz, fille d'un banquier. Dans son roman autobiographique Hyle (1926-1955), il décrit la photographie comme « une écriture avec la lumière ». Muni d'un appareil Rolleiflex « qui fait partie de son corps », il donne à voir, parfois en gros plan, les gestes du quotidien, les paysages du littoral, et s'intéresse à ce que l'on nommera bien plus tard des non-lieux. Avec d'envoûtants nus féminins, il élève un monument photographique à Vera Broïdo, qui le fascine et partagera la vie du couple, de 1928 à 1935. Dans la série Ombres (1931), Hausmann explore, dira Jean-François Chevrier, « la définition par la lumière des oppositions structurelles inscrites dans les contrastes de formes ou de matériaux ». Puis, séjournant à Ibiza (1933-1935), Hausmann associe aux recherches anthropologiques de Vera ses vues de maisons élémentaires, édifiées sans architecte, ainsi que les images d'éléments de l'artisanat local, et des dessins, des textes, pour composer un livre encore inédit sur « l'île oubliée ».


En 1939, considéré comme un « artiste dégénéré », il se cache, avec sa femme, d'origine juive, à Peyrat-le-Château, dans le Limousin, où il rencontre Marthe Prévost. Dès 1945, il développe une nouvelle forme d'activité artistique, qui restera longtemps méconnue : dans le même élan, il peint, compose des tableaux-écritures, des photogrammes et des photo-pictogrammes. Sont alors réalisés un film (L'Homme qui a peur des bombes, 1957), des enregistrements de poèmes par Henri Chopin, et publiés (à Paris) les ouvrages Courrier Dada, Mélanographie (1969) et Sensorialité excentrique (1970). Devenu presque aveugle, Hausmann doit délaisser la peinture pour la pratique de collages. Bien qu'isolé à Limoges, il correspond avec Moholy-Nagy et Schwitters (autour du projet de revue PIN), tout en étant sollicité par de jeunes artistes et intellectuels - Paul-Armand Gette, Claude Viallat ou Guy Debord. Précurseur de la poésie concrète et du lettrisme, il traduit des textes pour l'Internationale situationniste.

Outre une importante rétrospective à l'Institut d'Art Modern de Valence en Espagne et au musée d'Art moderne de Saint-Étienne en 1994, des manifestations, telles que Poésure et peintrie. D'un art l'autre à Marseille en 1993, ou Dada au Centre Georges-Pompidou à Paris en 2005, ont restitué à cette œuvre ses qualités d'anticipation de bien des postures de la scène artistique contemporaine.

Martine DANCER. « Raoul Hausmann », Encyclopaedia Universalis

T. O. BENSON, Raoul Hausmann and Berlin Dada, U.M.I. Research Press, Ann Arbor (Mich.), 1987
A. KOCH-DIDIER, « La poésie a pour objet le mot : Raoul Hausmann écrivain », Cahier Raoul Hausmann, no 1, Musée départemental de Rochechouart, 1997
Raoul Hausmann : photographies 1946-1957, catal. expos., Agence technique et culturelle régionale du Limousin, Aix-sur-Vienne, 1986
Raoul Hausmann : Ibiza, catal. expos., Musée départemental d'art contemporain de Rochechouart - Centre d'étude et de documentation Raoul-Hausmann, Rochechouart, 1987


Raoul HAUSMANN. Grün. Mai 1918, 28 X 22, 
Au verso du 'Dadaistisches Manifest' de R. HUELSENBECK. 
Paris, Collection Centre Pompidou, Musée national d'art moderne


COURRIER DADA

Le 24 juin 1946, Raoul Hausmann (1886-1971) écrivait à son vieux compagnon de route Kurt Schwitters : « Je vais écrire une histoire de Dada en Allemagne. Il faut en finir avec tous les mensonges de Tzara, qu'il était le seul inventeur de Dada, de Ernst (Max) qu'il était l'inventeur du photomontage et ainsi de suite. » Courrier Dada, le recueil publié par Hausmann en 1958 à Paris, en langue française, devait initialement s'intituler Courrier dada à une jeune femme d'aujourd'hui, dix et une lettres. La forme épistolaire est ici mise au service d'une démarche rétrospective d'élucidation et de justification. Le « dadasophe » Raoul Hausmann, réfugié dans le Limousin depuis 1939, fait alors face à une réelle difficulté de reconnaissance. À l'isolement géographique s'ajoutent les anciennes rivalités entre la scène parisienne de Dada, dominée par Tristan Tzara et Francis Picabia, et l'activisme plus politisé qui mobilisait le Club Dada, fondé à Berlin par Richard Huelsenbeck, Johannes Baader et Hausmann. Celles-ci sont ravivées par le relais de l'historiographie américaine de l'art moderne. Dans ses deux ouvrages majeurs publiés à New York au Museum of Modern Art en 1935, Cubism and Abstract Art et Fantastic Art, Dada, Surrealism, Alfred Barr Jr. accorde en effet la part belle au dialogue franco-américain qui, dès les années 1910, avait constitué l'une des souches de l'esprit Dada, et cela au détriment de sa filiation germanique initiée par Hugo Ball au Cabaret Voltaire ouvert à Zurich en 1916.

C'est en vain qu'en 1940 Hausmann avait envoyé au directeur du MoMA ses propres œuvres, avec l'espoir de trouver sa place dans cette historiographie bâtie outre-Atlantique. Une décennie plus tard, la préparation de l'anthologie de Robert Motherwell, The Dada Painters and Poets (New York, 1951), avait encore fait l'objet d'une vive polémique entre Tzara et Huelsenbeck, à propos de l'origine du mot Dada. C'est donc dans l'actualité de ces débats que naît le projet de Courrier Dada : une compilation de textes historiques, enrichis de commentaires et de récits par Hausmann. L'artiste dévoile ainsi la nature singulière de sa contribution à Dada, où le militantisme politique le dispute à une vision profondément poétique de l'universalité. Puisant dans l'expressionnisme et le futurisme, le discours que tient Hausmann mène, au-delà des querelles d'école, jusqu'au credo artistique de la « sensorialité excentrique » : l'immersion sensorielle de l'individu dans le monde technologique.


Courrier Dada présente une dizaine de textes historiques (en majeure partie des manifestes d'Hausmann), précédés d'une introduction et d'un épilogue, auxquels l'auteur prend soin de joindre une biographie et une bibliographie personnelles. Dans cette compilation subjective, c'est le commentaire critique qui sert de liant avec pour leitmotiv le « miroir » que le dadaïsme berlinois tend à son homologue parisien. La question politique, abordée dès les premiers textes, ancre d'emblée le discours dans le point de vue germanique. « Faire table rase, c'est bien, mais il faut savoir le remplacer par quelque chose de plus fort », soutient l'artiste, en opposition au nihilisme stérile qu'il perçoit dans les tendances parisiennes du mouvement. Et d'ironiser sur l'engouement freudien affiché par le surréalisme, alors que le dadaïsme germanique faisait des théories psychanalytiques, dès les années 1910, l'un des ferments de la subversion sociale.

D'autres critiques internes, essentielles à l'histoire du dadaïsme, ponctuent l'ouvrage. À propos de l'origine mythique du mot « Dada » - son choix « fortuit » parmi les pages d'un dictionnaire français-allemand -, Hausmann relate avec humour les différentes attributions concurrentes, qui divisent les protagonistes de la naissance du mouvement au Cabaret Voltaire : Hugo Ball, Richard Huelsenbeck et Tristan Tzara. Lorsqu'il aborde en revanche les aspects formels de l'art dada, le ton verse dans l'invective. Le célèbre récit de l'« invention » du photomontage qu'il livre dans Courrier Dada le rend protagoniste d'une trouvaille que se sont disputée bien des artistes, sous la forme d'une révélation qu'il affirme avoir eue en 1918, lors d'un séjour au bord de la mer Baltique : « Dans presque toutes les maisons se trouvait, accrochée au mur une lithographie en couleurs représentant sur un fond de caserne, l'image d'un grenadier. Pour rendre ce memento militaire plus personnel, on avait collé à la place de la tête un portrait photographique du soldat. Ce fut comme un éclair, on pourrait - je le vis instantanément - faire des tableaux entièrement composés de photos découpées. » Hausmann n'en expose pas moins les versions rivales de Max Ernst (soutenue par les surréalistes) et du Russe Gustav Klucis, qui attribue à ses compatriotes la naissance du photomontage spécifiquement politique.

Quand vient le tour du « poème phonétique », les nombreux candidats à son invention sont également nommés tour à tour. C'est sans doute avec justesse qu'Hausmann met ici en avant l'un de ses achèvements artistiques majeurs : les deux Poèmes-Affiches de 1918 (M.N.A.M., Paris), fondés sur la présentation élémentaire de lettres typographiques sans aucune forme de détermination sémantique. Il oppose le caractère auto-référentiel pur de ces poèmes, tant aux créations littéraires du Cabaret Voltaire, où le son abstrait n'était jamais exempt d'une connotation incantatoire proche de l'expressionnisme qu'aux recherches ultérieures de Kurt Schwitters dans sa Ursonate (1924), qui se réfère ouvertement au langage musical.


« Dada n'eut pas de naissance du tout, il existait depuis longtemps à l'état préexistant, comme Socrate le dit de l'âme. » Le détachement qu'exprime Hausmann vis-à-vis des autres dadaïstes, et qui est sans doute en partie responsable de son isolement, est lié au questionnement humaniste qui traverse son œuvre, comme celles de Ball et de Schwitters. D'un côté, l'artiste se réclame explicitement de la tradition romantique de Novalis, d'E. T. A. Hoffmann, d'Achim von Arnim, premiers poètes, à ses yeux, de l'inconscient. De l'autre, il invite à penser une origine multiculturelle et multiethnique de Dada, qui ne renierait pas les enjeux spiritualistes de l'expressionnisme. Avec le projet non abouti de la revue PIN, lancé avec Schwitters en 1946, Hausmann avait déjà entrepris de développer ses idées formulées au début des années 1920, en faveur d'une sorte de pan-sensorialité artistique. Son manifeste « Présentisme », publié en 1921 (et repris dans Courrier Dada), s'inspirait en effet du futuriste Filippo Tommaso Marinetti et de son manifeste « Le Tactilisme » (paru quelques mois auparavant) pour réclamer « l'élargissement et la conquête de tous nos sens ». Les technologies électriques, modifiant nos relations au temps et à l'espace par des phénomènes tels que l'accélération cinétique et l'amplification sonore, sont interprétées par Hausmann comme une extension inédite des facultés tactiles de l'homme, et donc de son mouvement « excentrique » de « saisie » du monde. Un « art haptique », pensé en termes de collage généralisé, correspondrait au fait que « le sens du toucher est mêlé à tous nos sens, ou plutôt qu'il est la base décisive de tous nos sens ». Courrier Dada procède lui-même de cette philosophie : les allers-retours énergiques dans l'histoire construisent une totalité contrastée, fondée sur l'alternance vivace de la proximité et de l'éloignement vis-à-vis de la matière dont il traite. Militant en faveur de la liberté trans-temporelle de l'esprit Dada, l'artiste livre ici un véritable legs aux générations qui ne tarderont pas à reprendre à leur compte cette leçon de créativité débridée (le lettrisme, mais aussi et surtout le mouvement Fluxus) : « Moi, je dis que Dada est une attitude spirituelle et pratique qui n'a pas d'équivalent au XXe siècle. Et c'est beaucoup. »

Marcella LISTA. « Courrier Dada », Encyclopaedia Universalis

Bibliographie

R. HAUSMANN, Courrier dada, suivi d'une bio-bibliographie de l'Auteur par [Yves] Poupard-Lieussou, Le Terrain vague, Paris, 1958 ;

Courrier Dada, nouvelle édition établie, augmentée et annotée par Marc Dachy, Allia, Paris, 1992.