jeudi 11 février 2010

TYPOGRAPHIE - TZARA - DADA


Tristan TZARA. « Bulletin », DADA 3, Zurich, décembre 1918


Tristan TZARA. « Proclamation sans prétention DADA 1919 », DADA, Zurich, 1919


Tristan TZARA. « Boxe », SIC (Éd. : Pierre ALBERT-BIROT), numéro 42-43, mars-avril 1919


Tristan TZARA. « Bilan ». SIC, Paris, 1919.

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Tristan TZARA. « Bilan », Dada 4/5, Zurich, 1919 :




Le poème Bilan (publié dans Dada 4/5) se compose de trois grands blocs visuels, trois zones de texte, outre le titre en police bâton et corps important, centré, ainsi mis en page pour être clairement vu.


Si ces trois zones sont nettement séparées par des règles typographiques précises et différentes, certains éléments de blocs différents se font écho d'une zone à l'autre. Il en va ainsi du texte "À BAS, À BAS" qui aussi bien par sa police à empattements, par son traitement en grande casse, que par sa taille, rappelle le "ZZ" de la deuxième zone, par le doublement des lettres. L'écho fait également sens, puisqu'il pousse le lecteur à aller de "A" à "Z". Nous pouvons ainsi voir dans ce poème un bilan que dresserait en 1918 Tzara du langage, ou plutôt de son nouveau traitement dans le domaine artistique.


Première zone


En effet, dans la première zone, des règles typographiques précises sont respectées dans toutes les phrases. Le premier mot de chaque groupe de mot constituant une ligne est systématiquement traité en police bâton, condensé. Les mots suivants sont en italique, avec une police à empattement. Les derniers mots sont simplement en police à empattement. Bref, cette disposition traitant différemment les groupes de mots selon leur emplacement ressemble à la disposition typographique dont font usage les dictionnaires pour donner les définitions des mots : le mot de définition (le premier) étant mis en valeur soit par un attribut de caractère gras ou par une police bâton, les seconds termes étant mis en italique ou entre parenthèses, et les derniers constituant la définition étant saisis de façon lisible, sont en romain.


Or, dans le cas du poème Bilan, les phrases ne fonctionnent pas comme des définitiotraditionnelles, elles n'en ont que l'aspect visuel. Elles en sont une parodie, elles singent le langage institutionnel, elles tendent à le remettre à jour, comme le dit clairement André Gide :

"Les mots que conglomère encore l'artifice de la logique, il les faut disjoindre, isoler ; les forcer de redéfiler devant les regards vierges, comme, après le déluge, un à un, les animaux sortis de l'arche dictionnaire, avant toute conjugaison. Et si, par quelque vieille commodité, typographique uniquement, on les met bout à bout sur quelque ligne, avoir soin de les disposer dans un désordre où ils n'aient aucune raison de se suivre – puisque c'est, avant tout, à l'anti-poétique raison qu'on en a."
André Gide, in "Dada", paru dans la N.R.F, avril 1920, p. 479.


Deuxième zone


Cette deuxième zone ("cataphalque / ressorts ressemblants / sentis dans les os / ou corridor tricolore"), qui est située entre l'écho du "À" et du "Z" semble être disposée de manière à accentuer davantage cet écho.

En effet, ce "quatrain" est un chiasme visuel, puisque nous avons successivement ces types de polices : bâton – empattement – empattement – bâton. Ce mouvement circulaire accentue ainsi celui de A à Z.


Troisième zone


La troisième zone (la plus "encombrante") intègre plusieurs phrases (ou groupes de mots, ou simples mots) systématiquement traitées de façon différente.


Cette disposition nous rappelle un procédé de composition de poèmes dadaïstes. En effet, pour Tzara, pour composer un poème dadaïste, il faut assembler des groupes de mots -sortis d'un journal- au hasard. Il écrit :


"Pour faire un poème dadaïste
Prenez un journal.
Prenez des ciseaux.
Choisissez dans ce journal un article ayant la longueur que vous comptez donner à votre poème.

Découpez l'article.

Découpez ensuite avec soin chacun des mots qui forment cet article et mettez-les dans un sac.

Agitez doucement.

Sortez ensuite chaque coupure l'une après l'autre.

Copiez consciencieusementdans l'ordre où elles ont quitté le sac.

Le poème vous ressemblera.

Et vous voilà un écrivain infiniment original et d'une sensibilité charmante, encore qu'incomprise du vulgaire."
In "Manifeste sur l'amour faible et l'amour amer", composé en 1920 (et paru dans La vie des lettres n°4, 1921). Reproduit p. 64 in Tristan Tzara, Sept manifestes Dada – Lampisteries, J.J. Pauvert, 160 pages, 1979, Paris.


Certes, Tzara signale dans cette "recette" que le texte doit être issu d'un article, on peut alors penser que les différents groupes de mots seront dans la même police et le même corps. Mais cette "recette" a été écrite après la composition du poème Bilan. Ce poème n'inspire donc pas à la respecter à la lettre, et pourtant il tend à suggérer le principe même de la recette, puisque nous avons l'impression qu'il s'agit d'un poème en collage, l'auteur ayant préalablement découpé des groupes de mots dans différentes revues (ce qui expliquerait les variations de polices) et les aurait ensuite assemblées.


Le poème de Tzara, en même temps qu'il reprend l'esthétique de composition des poèmes dadas, parodie le langage institutionnalisé en singeant sa fausse logique et dénonçant sa vacuité.



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http://perso.univ-lyon2.fr/~edbreuil/litterature/Dada/Tzara/raccroc/image.html

Il s'agit d'une page de la revue Dada 4/5 (la page 33) publiée le 15 mai 1919 à Zurich.

Nous reproduisons cette page car selon nous elle est représentative d'une nouvelle tournure et considération esthétique des pages et des genres. Alors que la révolution typographique avait éclaté dans Dada 3, elle s'amplifiera dans Dada 4/5 où Tzara (et Picabia, qui s'est également intéressé à la publication du numéro) ne se préoccupent plus seulement de faire éclater la typographie mais aussi de reconsidérer (de déconsidérer) les genres.

Ainsi, cette page se compose de neuf blocs typographiques, blocs qui comprennent tous un texte (ou une image) appartenant à un genre différent.

Un point apparaît d'emblée : un poème est présent, mais ce poème est l'un des neufs blocs typographiques qui occupe le moins de place. Le bloc typographique le plus mis en valeur est étrangement une publicité : "Lisez le Manifeste Dada 1918". Certes, cet espace octroyé à la publicité peut s'expliquer par l'importance accordée par les Dadas (dont Tzara) à ce manifeste en particulier, qui marquera en profondeur les esprits des Dadas, mais on reconnaît vite que le poème n'est pas traité de façon secondaire par rapport simplement à cette publicité d'importance : il est en réalité relégué dans un coin de la page, en petits caractères, et avec un titre qui n'est pas non plus trop différencié du texte du poème. Cette mise à l'écart est encore accentuée par la mise en valeur d'autres blocs typographiques, par des filets de taille importante ou par des cadres, or ces autres blocs typographiques mis en évidence sont encore des publicités. Nous comptons donc dans cette seule page six publicités, une fausse information qui prend des allures finalement de publicité mensongère, un bois gravé, et enfin un poème.

Si les frontières s'abolissent et si les différents genres se rapprochent en oubliant leur valeur littéraire, une fusion ne manquera pas de se produire entre ces genres.

Cette page est donc symboliquement un tournant dans l'esthétique typographique de la revue Dada : après avoir déconsidéré typographiquement le genre poétique par rapport aux autres, les dadas pourront pousser la "contamination" dans le texte lui même.

Ainsi, c'est le procédé typographique qui a guidé cette prise de conscience esthétique : en déconsidérant l'espace occupé dans la page du poème, on pourra faire descendre la Poésie de son piédestal et y intégrer, comme l'avait déjà fait Apollinaire, les éléments de la vie quotidienne (considérés alors comme non-poétiques).



Tristan TZARA, Papier à lettres du Mouvement DADA, Paris, début 1920

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Chaque page doit exploser, soit par le sérieux profond et lourd, le tourbillon, le vertige, le nouveau, l’éternel, par la blague écrasante, par l’enthousiasme des principes ou par la façon d’être imprimée.


Tristan TZARA. Manifeste Dada 1918 (juillet 1918), Dada 3, décembre 1918


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Typography is an intermediate domain between art and technology, between seeing and understanding, and is one of the most obvious means for the permanent psycho-physiological auto-instruction of human beings.

Raoul HAUSMANN. “Biodynamische Naturanschauung,” in Eva Zürchern (ed.), Scharfrichter der Bürgerlichen Seele : Raoul Hausmann in Berlin 1900-1933, Ostfildern, 1998, 171


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As Drucker (Drucker, Johanna. The Visible Word: Experimental Typography and Modern Art, 1909-1923. Chicago, University of Chicago Press, 1994. 102-103) notes, "The Dada and Futurist artists were aware of the place the particular visual properties of type, layout, and graphic design had in the social realm of public language and saw that they had become sufficiently codified and organized so that they could be manipulated".

Dadaists like Tristan Tzara took advantage of the public’s familiarity with these visual patterns to create avant-garde publications, manifestos, and advertisements for other Dadaist productions.

Drucker notes, "Tzara proceeded with his manipulations in typography with the kind of information available to any sensitive reader of the daily papers, recognizing and making use of the conventions of typography as it appeared in the public media. The crucial feature of Tzar's work is that he was able to make use of the expectations and habits of the public in the ways where were already coded into the typographic and linguistic vocabulary of the press" (Drucker, 196).

As a result, to a much greater extent than earlier visual poets, "Tzara's work is subversive because it erodes the defining boundaries of artistic genres, making poetic work indistinguishable in form and linguistic content from that of advertising language" (Drucker, 194).

Tzara’s Une Nuit d’Echecs Gras, a 1920 work for the Dada publication 391, combines on one page many of the visual qualities of typographically experimental advertising and visual poetry: varying typefaces and sizes, vertical and diagonal text, and the use of visual elements interspersed with the text. In addition, the overall layout evokes an extremely cluttered page of advertisements in a turn-of-the-century publication.


Typographic Innovation in Visual Poetry and Advertising :


Revisionary adaptation of the graphic design energy of advertising.


A new typographical pallette, including such features as :
Variation in type font and size
Assymmetrical layout
Use of diagonals in layout
Designed use of white space
Emphasis on contrasting elements


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Voir :

- Cahiers Dada et Surréalisme, Association internationale pour l'étude de Dada et du surréalisme, numéro 3, 1969 : « Dada et la typographie »,

- Eddie BREUIL, La typographie dans les tracts et revues dadas. Mémoire de D.E.A de Langue, Littérature et Civilisations Française.Directeur de recherche : Dominique Carlat, Université Lyon 2, 2003-2004 :




Table :

Introduction
I- Ceci n'a aucun sens
a- La décrédibilisation
b- Projet pour une vraie poésie
c- Les frontières du dadaïsme
II- La poésie tombéedans la typographie
a- À syntaxe nouvelle,typographie nouvelle
b- Extension du domaine de la lutte
c- La poésie se fait avec des mots
III- Le langage
a- Des étudiants en force de vente
b- La guerre froide :l'impact de l'objet imprimé
c- Le mimétisme
Conclusion


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Aude LANCHARD-DIGNAC. La typographie des tracts de Dada à Paris (1920-1923)
Mémoire de Master 2, directeur de recherche : Patrick DE HAAS, Université Sorbonne Nouvelle, 2006-2007